Amar Lakel est docteur en sciences de l’information
et de la communication à l’Université
de Paris X-Nanterre. Il est chargé d’étude
à la Maison des Sciences de l’Homme à
Paris.
Tristan Trémeau est docteur en histoire
de l’art à l’Université de
Lille III-Charles-de-Gaulle, critique d’art (Artpress,
L’Art Même, Art 21) et commissaire d’expositions.
Il enseigne l’histoire de l’art contemporain et
l’histoire des expositions à l’Université
de Paris 1-Sorbonne.
Cette communication est la première issue d’un
travail, conçu sous la forme d’un dialogue entre
un historien de l’art et critique d’art, dont
les écrits et l’enseignement universitaire analysent
les enjeux esthétiques et politiques de la croissance
de la valeur d’exposition depuis les avant-gardes jusqu’aux
pratiques de l’art contemporain, et un chercheur en
sciences de l’information et de la communication dont
les domaines de recherche, regroupés sous la problématique
générale des relations entre espace public et
médias, sont l’étude des rapports entre
infrastructures communicationnelles et gouvernance ainsi que
l’analyse des restructurations des relations entre société
civile et État en France. Notre dialogue s’est
construit autour du souci de penser ce qui, dans un grand
nombre d’œuvres contemporaines, dans leurs modes
de production, d’exposition et d’adresse aux spectateurs,
dans l’expérience que ceux-ci ont de ces œuvres
et de leurs dispositifs d’exposition, relève
de la traduction d’a priori idéologiques qui
nous paraissent esthétiquement et politiquement critiquables.
Nous voulons parler essentiellement des stratégies
artistiques et des discours d’exposition qui promeuvent
des notions telles que le don, la reliance et le pacte, qu’ils
ressortissent à ce que Nicolas Bourriaud appelle l’esthétique
relationnelle (1) ou à ce que Thierry de Duve, avec
l’exposition Voici, entend imposer comme impératif
de l’art : la création d’un nouveau pacte
communautaire unissant le je, le vous et le nous (2).
Notre but est de soumettre à critique et à discussion
tout ce qui relève :
1. de stratégies de monstration de la supposée
naturalité et banale universalité de l’homme
dénudé, où le quotidien de l’“homme
du commun” s’érige comme modèle
d’un art pastoral postmoderne ;
2. de techniques de dévoilement, d’assignation
et de médiation du soi par l’exposition d’une
relation intime et collective du je à l’autre
et du nous au nous, où nous rencontrons les vieux modèles
pastoraux catholiques (la confession, la communion et le tableau
pastoraux) ;
3. de processus d’exposition de la communauté,
toujours considérée comme à la fois à
restaurer et à venir, en raison de l’impératif
absolu et déclaré de l’alliance, du pacte
social, en lequel le “peuple homme” se miroiterait
et se reconnaîtrait.
En partant des œuvres et des expériences qu’elles
procurent, puis en analysant ce que leurs dispositifs d’exposition
impliquent comme retombées idéologiques, nous
verrons que le champ de l’art contemporain s’est
trouvé chargé, depuis le début des années
1990, d’une mission pastorale qui se confond avec la
mission médiatrice assignée aux artistes et
à leurs productions par l’institution, et qui
recoupe la mission politique de constitution de la communauté
de communication, promue par le philosophe Jurgen Habermas
et déjà critiquée par Michel Foucault
dans ses derniers écrits.
Le renversement
Du point de vue de l’évolution des dispositifs
artistiques dans le champ de l’art contemporain, le
phénomène que nous voulons décrire semble
avoir pris pour positives - comme “allant de soi”
et proposant une nouvelle “nature” de l’exposition
et de l’adresse artistiques - les dimensions idéologiques
que Michel Fried redoutait voir poindre et se développer
dans l’art minimaliste. L’analyse proposée
par ce dernier dès 1967 est passionnante, quoique limitée
par l’opposition binaire qu’il orchestre entre
minimalisme et modernisme (3), car Fried signale les risques
de glissement idéologique de ce qu’il appelle
la “théâtralité de l’art littéral”
(4). Il a bien perçu que les œuvres minimalistes
étaient d’emblée conçues comme
indissociables de leur mise en situation dans l’espace,
et que la présence du spectateur était un préalable
à l’établissement de la situation produite,
en même temps que sa visée. Les sculptures de
Robert Morris ou Tony Smith, en raison de leurs proportions
humaines, interpellent le visiteur, l’assignent à
comparaître et à se comparer à ces objets
si anthropomorphiques qu’il deviennent les modèles
de l’espace et du spectateur. Selon Fried, l’objet
minimaliste “extorque” au spectateur une “complicité
particulière” et “exige sa considération”
, parce qu’il se présente dans un rapport où
tous les attributs mythiques du nu, de la simplicité
et de la pureté phénoménologique s’exposent
(5): un calme bloc obscur me fait face, son silence me tient
à distance, il est autre et je suis moi :“être
mis à distance de tels objets n’est pas, écrit
Fried, une expérience radicalement différente
de celle qui consiste à être mis à distance,
ou envahi par la présence silencieuse d’une autre
personne”.
De fait, les dispositifs minimalistes incluent cette question
du je et de l’autre, et donc du je ou du soi qui se
révèle à soi-même, par le face-à-face
(dimension anthropomorphique de la sculpture parfois creuse
et donc mentalement accueillante pour mon corps), la projection
spéculaire (utilisation récurrente du miroir)
et l’identification sérielle (la répétition
générique du même me renvoie à
moi-même comme communément générique).
Robert Morris n’était pas dupe de ce que pouvaient
impliquer ces dispositifs, puisqu’il s’est exposé,
photographié nu, au sein de sa I Box de 1992 (6). Cette
exposition ne peut être qu’ironique, parce qu’un
tel degré de tautologie (la boîte en forme de
I - de je -, qui s’ouvre pour dévoiler son intérieur
qui n’est autre que Morris lui-même dans son plus
simple appareil, un sourire narquois aux lèvres) ne
peut que détruire l’illusion d’un rapport
direct à l’autre. C’est pourtant ce rapport
qu’a voulu instruire Thierry de Duve, lors de l’exposition
Voici, en exposant de façon liminaire des sculptures
aux dimensions anthropomorphiques, debout ou couchées
(Me Voici), puis en assimilant la question du monochrome et
celle du miroir, de la planéité et de la visagéité
(7), dans la section Vous Voici. Cette seconde section s’avère
la plus problématique puisque y étaient exposés
un monochrome noir de Günter Umberg, une représentation
de miroir aveugle par Roy Lichtenstein, un vrai miroir de
Jeff Koons, un tableau de René Magritte figurant une
femme, de dos, qui regarde un monochrome noir, et une toile
brodée de Rosemarie Trockel où est inscrit “Cogito
ergo sum”. L’idée d’une complétude
de la forme pure, impersonnelle et indifférenciée,
ouvrant à l’universel, serait exemplifiée
par le monochrome, exposé par de Duve comme ce qui,
dans son épuration et son caractère dénudé,
garantirait par effet spéculaire et identification
l’idée d’une unicité du sujet et
la révélation de lui-même et à
lui-même comme sujet : comme si la forme n’avait
pas d’histoire et le sujet non plus, comme si la forme
n’était pas l’objet d’une production
historique et le sujet non plus.
Sur le socle phénoménologique “commun”
de la rencontre - notion ô combien problématique
mais non problématisée par de Duve -, idée
à partir de laquelle le minimalisme a fondé
en partie sa démarche, l’homme générique
et universel (le spectateur attendu et interpellé par
l’accrochage de Voici) se doit de reconnaître
son existence en tant que sujet par et pour la communauté
(le Sujet). Deux salles plus loin, après que de Duve
eut installé des tableaux abstraits carrés (“effet
visage”) ou rectangulaires (“effet corps”),
dix-sept travailleurs immigrés nous font face, muets,
dans une projection vidéo de Gary Hill. Ils regardent
le spectateur silencieusement : “Revoici la figure humaine
(...) Ce sont des travailleurs immigrés. L’étranger.
L’autre. Voici une œuvre qui nous confronte avec
l’altérité de l’autre - au singulier,
comme dit le titre, Spectateur” (8). L’exposition
Voici opère ainsi un renversement idéologique
complet de ce qui était en jeu (et faisait enjeux)
dans le minimalisme et les œuvres contemporaines de Robert
Smithson, Art & Language, Gerhard Richter, Dan Graham,
Daniel Buren ou Michelangelo Pistoletto, qui usent tous du
miroir comme d’un outil de déconstruction et
d’exposition critiques des instances participant à
la création et à l’installation de l’œuvre,
depuis l’artiste et ses modes de production jusqu’aux
modes d’exposition et d’adresse de l’œuvre
aux spectateurs, en passant par les différents cadres
que produisent et dans lesquels s’inscrivent les dispositifs
et les personnes amenées à les habiter, à
les arpenter. Tandis que ces derniers, en mettant à
jour et en déplaçant les moyens techniques spéculaires,
œuvraient par souci de problématisation au bénéfice
des spectateurs, pour les rendre moins dupes des a priori
de la recherche d’identification et de reconnaissance,
Thierry de Duve tient pour acquis et naturel ce qui s’expose
de façon critique dans ces machines déconstructives.
Celles-ci, selon le discours de Voici, n’auraient été
qu’un moyen de restaurer de l’évidence
et de l’identification.
Un autre aspect de ce renversement tient à l’extension
pédagogique et anthropologique de ce principe de déconstruction
critique (9). Christian Bonnefoi a signalé cet écueil
dès 1980, dans une conférence où il démontre
que, prendre pour préalable et visée la présence
du spectateur peut amener “à lier l’œuvre
à l’idéologie de la reconnaissance, de
l’identification et de ce qui dans le didactique fait
culture” (10). Il ajoute que, “dans le meilleur
des cas, la chose produite a valeur didactique (le minimalisme),
elle nous renseigne sur les conditions d’apparition
du voir; dans le pire des cas, elle crée une méta-stylistique,
la sommation faite aux artistes de produire ici et non pas
là. En gros, elle se substitue au monde. Elle pousse
non pas à créer l’œuvre, à
la méditer, mais à relier un objet au réel,
à ce qui le borde, à ne rien disjoindre dans
le réel. Nous aboutissons au deuxième âge
du musée” (11). Ainsi l’objet exposé,
“de relationné qu’il était devient
relationnant et partie intrinsèque de la relation”
(12), ouvrant le champ à ce qui a été
nommé, depuis une dizaine d’années, l’esthétique
relationnelle. Nicolas Bourriaud signale d’ailleurs
ce passage à propos des dispositifs de Felix Gonzalez-Torres
ou Andrea Zittel : “Ce type d’œuvres (qu’on
nomme faussement “interactives”) prend ses sources
dans l’art minimal, dont l’arrière-plan
phénoménologique spéculait sur la présence
du spectateur comme partie intégrante de l’œuvre”
(13). Comme nous l’établirons, ce glissement
relationnel participe du même renversement opéré
par Voici, parce qu’il restaure sur un mode participatif
et communicationnel - mais tout autant spéculaire -
des relations académiques et profondément idéologiques
avec les spectateurs : identification spéculaire, reconnaissance
de “dénominateurs communs” et édification
morale, le tout au service d’un processus de subjectivation
et d’aliénation des sujets au Sujet (14).
Le tournant pastoral
Si nous suivons les conséquences de ce renversement
jusque dans ses extensions les plus transparentes et spéculaires,
nous rencontrons en premier lieu nombre d’œuvres
contemporaines où s’expose ce que Dominique Janicaud
a appelé en 1990 Le tournant théologique de
la phénoménologie française (15), où,
dans la pensée de Emmanuel Lévinas et Jean-Luc
Marion, le Visage avec un grand V devient l’icône
retrouvée et restaurée de l’Autre, avec
un grand A qui sert à lui assurer son caractère
générique (16). Combien d’œuvres
contemporaines nous imposent des face-à-face sériels
et spéculaires avec des autres, capturés dans
la foule ou exposés frontalement et silencieusement
(Beat Streuli, Gary Hill) ? Symptomatiquement, tous les auteurs
qui commentent ces œuvres ou les exposent citent Lévinas,
parlent d’une “communauté de visages”
où “la foule représentée gagne
alors la tessiture d’une communauté à
laquelle appartient finalement le spectateur” (17),
surtout lorsque ceux qui nous sont ainsi exposés sont
des immigrés et des figures de l’exclusion (SDF,
marginaux), parce qu’ils sont parmi les nouvelles figures
d’un art pastoral contemporain. C’est en effet
ici que nous pouvons aborder ce que nous nommerons, pour paraphraser
Janicaud, le “tournant pastoral de l’art contemporain”.
En 1990, Thomas Crow avait suggéré que le genre
de la pastorale se perpétuait dans l’art contemporain
(18). La pastorale est au départ un genre artistique
qui exalte les vertus de la vie rustique, en la figure du
berger, du pauvre hère, de l’idiot ou de l’amant
désolé, dans un milieu campagnard, donc supposé
plus proche de la “vie commune” et de l’état
de nature. Ce genre a connu un grand succès du XVIème
au XVIIème siècles, au moment où s’énonçaient
les philosophies de l’état de nature (Locke,
Rousseau...). Cet art s’adresse principalement aux aristocrates
et aux bourgeois qui y retrouveraient les “vraies valeurs”
qu’ils auraient oubliées. Les modèles
se sont depuis déplacés vers les figures du
marginal, du SDF et de l’immigré, qui seraient
les meilleurs véhicules d’une volonté
de démonstration de l’existence d’une communauté
originelle des hommes, qu’il s’agirait de recréer
et de nouveau d’exposer. Comme l’a démontré
Julian Stallabrass en 1999, dans un livre (19) où il
déconstruit l’idéologie pastorale des
Young British Artists (Damien Hirst, Tracey Emin, Gillian
Wearing, Richard Billingham, Mark Wallinger...), cette esthétique
est un point de vue de classe, profondément bourgeois
et de surcroît réactionnaire : contre l’art
élitiste et distant de la communauté des hommes,
réévaluons le commun et le banal, parce qu’il
est garant d’authenticité et de sincérité,
bref supposé plus naturel (20). Plus encore, nous voulons
démontrer que l’art pastoral s’est récemment
développé sous la forme de dispositifs qui excèdent
ce genre de la naïveté en le constituant comme
une véritable technique idéologique. L’étude
du dispositif pastoral, léguée par Michel Foucault
dans ses derniers écrits (21), nous ouvre aux enjeux
d’une transformation du rôle de l’institution
publique d’exposition, de l’artiste à l’œuvre
et au commissaire, à une fonction de restauration de
l’ordre social par des techniques de subjectivation
de soi.
Pour comprendre cela, il nous faut repartir des nouvelles
figures génériques de la pastorale postmoderne
et étudier ce que les photographies et vidéos
d’êtres supposés plus proches de l’état
de nature, les nouveaux “bons sauvages” désormais
identifiés au SDF ou à l’immigré,
en bref l’exclu, sont chargées de véhiculer
dans leur exposition. Selon la rhétorique de la pastorale,
l’exclu doit révéler, depuis sa marginalité
et son extranéité même, ce qu’est
la communauté et ce qui la constitue. La comparution
et l’exposition de l’exclu sont censées
réactiver le pouvoir révélateur, à
l’adresse de la communauté, de l’homme
dénudé et christique. La logique n’est
pas nouvelle, simplement nous la croyions dépassée
parce que tellement liée au christianisme et au paradigme
humaniste. Or, ceux-ci, n’en doutons pas, font retour
aujourd’hui. On peut ici songer aux raisons précises
qui ont motivé Jochen Gerz pour la mise en œuvre
des Mots de Paris sur le Parvis de la cathédrale Notre-Dame,
en 2000. Ayant constaté la disparition de la figure
mythique du mendiant et du théâtre de la Cour
des Miracles, il a décidé de palier ce manque,
car le mendiant jouait le rôle pastoral du conteur et
du fou qui dévoilait aux hommes aveuglés par
les faux-semblants de l’existence et des rapports sociaux,
l’étendue de ce qui leur échappait, la
vérité nue de la vie. C’est ainsi qu’il
en est venu à concevoir un dispositif public, une sorte
d’abribus dans lequel des SDF prennent la parole et
s’adressent aux gens qui passent.
Écoutons le psychanalyste Gérard Wacjman commenter
cette œuvre : “Les SDF racontant Paris révèlent
un visage inconnu de Paris, un Paris, sinon invisible, du
moins impossible à voir pour un simple promeneur. Mais
c’est aussi un vieux projet de l’art de faire
voir ce qu’on ne peut pas voir : les anges, qui les
a vus en dehors des tableaux ? Qui ? Dans un tel projet, les
SDF qui font voir - même si ce ne sont pas des anges
- accomplissent eux-mêmes l’œuvre de l’art.
Il est donc parfaitement justifié et rigoureux de dire
que, dans Les Mots de Paris, ils sont des œuvres d’art,
puisqu’ils font voir, par leur présence et par
leur parole, une ville “invisible” que nos yeux
habituellement ne voient pas” (22). Cette analyse est
en effet justifiée et rigoureuse, dans le sens où
elle révèle bien ce qui fait fond idéologique
pour ce projet éminemment pastoral. En premier lieu,
Les Mots de Paris sont une tentative de restauration du pouvoir
révélateur mythique de l’exclu, dont Gerz
regrettait la disparition. Par ailleurs, ce dispositif procède
de trois dimensions pastorales clairement identifiées
comme catholiques - la confession, la communion et le tableau
pastoral -, puisque ce sont les termes mêmes des missions
pastorales et apostoliques assignées aux prêtres,
et rappelées à l’occasion du Jubilé
par Jean-Paul II.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas pour nous de déclarer
que nous assistons au retour d’un art sacré catholique,
mais que ce qui a toujours structuré le catholicisme
en ses missions pastorales mêmes innerve les pratiques
artistiques et d’expositions contemporaines qui revendiquent
les notions d’échange, de médiation et
de pacte. La liturgie pastorale est tellement banalisée
que la recette est connue de toute personne qui a regardé
au moins une fois TF1 le soir, aux heures de grandes écoutes.
Un “faux groupe”, pris au hasard ou du moins constitué
en dehors des critères de l’artiste, assure l’objectivité
de la représentation démocratique. Ainsi de
Sylvie Blocher qui passe une annonce dans un journal bruxellois
afin d’inviter des familles à exposer leurs relations
entre membres, donc à se confesser sous le regard et
dans l’écoute silencieuse du confesseur. Le hasard
démocratique de la Grèce antique, mêlé
aux socio-types représentatifs des instituts de sondage,
ce qu’on appelle un panel, assure la première
étape de désubjectivation intellectuelle pour
l’artiste, ou de l’objectivation sociale : ce
n’est pas moi qui ai choisi, ce sont eux qui sont venus
à moi parce qu’ils se sont reconnus comme à
la fois singuliers et représentatifs. Ensuite, un jeu
procédural, souvent introspectif, engage le modèle
dans l’exposition de son intimité, souvent contre
son gré (car il faut assurer la sincérité
de la procédure), qu’il adresse au spectateur
comme un don. Ce dernier est sommé de s’engager
dans une sympathie fusionnelle sous peine d’être
accusé d’inhumanité car, devant la valeur
absolue du cadeau (23), le récepteur ne peut garder
aucune réserve de soi.
Le sacrifice du modèle, en raison de l’exposition-dévoilement
de son intimité, nous oblige à l’échange
car nous sommes en dette face à cette confession. Telle
est l’anthropologie primitive à partir de laquelle
nous sommes invités à reconstituer la communauté
dite ouverte. L’œuvre de Sylvie Blocher, intitulée
For ever (24), a été commandée par de
Duve pour Voici et a pris place dans la troisième section,
Nous voici. La communauté familiale s’y expose
comme modèle car, écrit de Duve, elle est “le
microcosme où s’élaborent toutes les relations
sociales et où les liens affectifs sont les plus forts”
(25). Aimez vous ! L’injonction paradoxale révèle
toute l’ambiguïté d’une théologie
de la sympathie qui fait vibrer le totalitarisme des cœurs.
Refuser devient alors impossible. Critiques et théoriciens,
ceux qui osent penser deviennent une menace à l’élan
affectif : “Aime ton prochain comme toi-même.
(...) Il faudrait être fou ou dépravé,
assène Thierry de Duve, pour oser dire que cette valeur
n’en est pas une” (26). L’heure du grand
enfermement est revenue. Penser mène à l’abject,
aimer au tout.
Cette technologie dans le dispositif pastoral peut être
classée dans la grande histoire de la confession. Toutefois,
le dispositif confessionnel est inversé, car le spectateur
n’est pas à la place du confessé en dette
mais à celle du confesseur en dette encore plus grande.
Ce sont bien entendu des absolus qui nous piègent par
ce cadeau que l’on ne peut pas réparer : l’Amour,
la Vie, la Mort, la Famille. Ils sont les Plus Grands Dénominateurs
Communs. Après la confession vient la communion comme
dispositif pastoral. Ici, le jeu procédural engage
directement et collectivement le spectateur. Ce dernier est
invité, à partir de sa subjectivité particulière,
à réaliser l’unanimité communautaire
et fusionnelle en prenant part au rituel qui donne corps à
la communauté comme Sujet. Il ne s’agit évidemment
pas de retrouver Dieu ou la vérité ou encore
le sens commun, mais uniquement d’être objectivement
nous comme rituel. C’est ce que Jochen Gerz a mis en
œuvre avec le Vote de Barbirey : sept personnes, choisies
au hasard dans le village pour constituer un jury, décident
à l’unanimité du nom d’une personne
vivante qui sera inscrit sur une plaque à l’une
des entrées du parc du château de Barbirey-sur-Ouche.
Sur quoi parie cette procédure ? Rien moins que valoriser
les convictions et a priori de chacun, soumis à discussion
face à ceux des autres, dans le but de créer
l’unanimité. En 2000, Pierre Perret a été
l’élu unanime.
Enfin, la pastorale ne peut se penser sans le tableau pastoral,
crèche apologétique du nouveau-né que,
parfois, le spectateur est invité à rendre vivante
par son intervention directe dans l’installation. Dans
la tradition catholique, le village est appelé à
créer une crèche vivante, afin de rejouer le
Mystère et de souder la communauté dans l’échange
participatif. De nouveau, il ne saurait s’agir, pour
l’art contemporain, de dispositifs révélateurs
des Mystères chrétiens, mais d’un souci
de fonder un pacte de “sociabilité aussi bien
laïque que mystique”, comme l’explique Paul
Virilio à propos des Mots de Paris (27) . Ce pacte
de sociabilité fondé par le tableau pastoral
peut s’énoncer autrement : Nicolas Bourriaud
évoque des ”modèles réduits de
situations communicationnelles” qui favoriseraient la
reliance sociale par les échanges “interhumains”
et “intersubjectifs” (28). Les humains du petit
village planétaire sont ainsi appelés à
communier dans les tableaux pastoraux vivants confectionnés
par Rirkrit Tiravanija ou Jorge Pardo, que les spectateurs
complètent de leur présence. De toute façon,
ils sont attendus, l’œuvre leur est disponible.
Nul Mystère ne leur est révélé,
ils n’ont qu’à répéter des
gestes quotidiens (faire la cuisine, jouer, manger, parler,
acheter, négocier...), ces gestes qui nous sont communs,
dans leur banale universalité, à nous tous.
Pour Bourriaud, il ne fait pas de doute que ces œuvres
produisent “de l’empathie et du partage, génèrent
du lien. L’art (les pratiques dérivées
de la peinture et de la sculpture qui se manifestent sous
la forme d’une exposition) s’avère particulièrement
propice à l’expression de cette civilisation
de la proximité, car il resserre l’espace des
relations” (29).
Technologies de communication
Ce positionnement idéologique de l’esthétique
relationnelle nous semble symptomatique de l’influence
de la philosophie politique procédurale légitimée
par une épistémologie de la communication au
service du pacte social. Dans ce contexte, l’œuvre
d’art est conçue comme une technologie de communication,
un médium au sens le plus pauvre du terme - un moyen
-, capable de relier les âmes égarées
dans les dédales sophistiqués de la pensée.
Tel le bâton du berger, elle est ce dispositif de pouvoir
chargé de relier les hommes. Église d’une
religion des TIC (30), elle s’empare de la pragmatique
du langage en théâtralisant les relations de
pouvoir immanent à la communication, pour en faire
le nouveau dogme d’une alliance restauratrice de la
communauté universelle. C’est ce que Lucien Sfez
critique par son concept de “tautologie Frankenstein”
(31): la relation est, par sa révélation, l’assurance
de l’existence d’un code à venir mais déjà-là,
un préconstruit à reconstruire (32). Si confession,
communion et tableau pastoraux forment les nouvelles technologies
de soi au service de l’idéologie de la médiation,
on ne peut disjoindre le dispositif dans sa dynamique stratégique
de ce que l’on peut nommer le renversement procédural.
Cette philosophie libérale voudrait assurer sa légitimité
à l’aune de la transparence et de l’a priori
désengagé. De l’éthique communicationnelle
de Jurgen Habermas à la théorie de la justice
de John Rawls, cette philosophie politique tente depuis ces
trente dernières années de concilier libéralisme
et ordre social à partir de l’épistémologie
ouverte par les théories du langage.
Comment restaurer la philosophie naturaliste en intégrant
les thèses critiques des théories de la communication
en général et de la linguistique pragmatique
en particulier ? Il suffit en somme de convertir l’immanence
du pouvoir communicationnel en un objet politique relationnant.
Se présentant comme détaché de toute
vision du monde particulière, ce discours de la forme
expose des processus de signification pure. Cet idéal
de politique communicationnelle s’immunise contre toute
spécificité par une position critique. Se prenant
elle-même comme objet, cette idéologie nous assure
d’un nouveau soi communicationnel, connecté au
marché libre de la pensée en réseau.
Le miroir en est le dispositif paradigmatique. Cette œuvre
qui ne mène nulle part se donne à voir comme
engageant une négociation neutre et généreuse
pour permettre à chacun de se révéler
à lui-même. L’œuvre comme miroir,
c’est l’autre comme moi-même, une reconnaissance
de mon moi par l’autre, reconnaissance fusionnelle par
le lien dans l’abîme dynamique du nous. Après
avoir été débattue au sein de la critique
philosophique européenne (33), il semble aujourd’hui
que le monde de l’art contemporain souhaite être
le nouveau champ de déploiement de cette théorie.
L’œuvre d’art devient cette procédure
disponible pour faire communier le spectateur, non seulement
dans le champ de l’esthétique relationnelle mais
dans celui que veut circonscrire l’institution d’exposition.
La médiation de l’œuvre d’art se présente
dans la clarté absolue du contrat social invitant le
spectateur et son désir de participer au jeu de la
reconnaissance garantie par une éthique de la présentation.
L’œuvre se donne à voir clairement dans
son fonctionnement, qui dépend entièrement de
l’accord du spectateur, devenu le consommateur absolu
de l’œuvre (34). Cette procédure libre de
négociation permanente sur le marché équitable
des bons sentiments, est devenue l’étalon art.
Bourriaud ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare
que l’aura s’est désormais déplacée
vers les spectateurs, sans tomber, précise-t-il, dans
la forme fasciste de l’idée de masse, parce qu’il
s’agit avant tout “d’encodages déterminés
à l’avance et limités à un contrat”
qui font que “l’aura de l’art contemporain
est une association libre” (35). De fait, les approches
de Bourriaud et de de Duve se retrouvent en une œuvre,
que l’un célèbre et le second a exposé,
un tas de bonbons posés dans l’angle d’une
pièce par Felix Gonzalez-Torres. Ce don transparent
de bonbons engage la totalité existentielle de l’œuvre/institution
qui attend en échange l’inclusion émotionnelle
de soi comme source de communauté et d’émancipation.
Le paradigme du jeu est, écrit de Duve, un “je
suis là pour toi”, qui forme la prothèse
vampire se nourrissant de mon affection, me permettant d'accéder
à moi-même. C'est un Appareil Idéologique
d'Exposition postmoderne qui s'assume comme tel. Sans Dieu
ni Raison, ce processus tient encore car il devient un processus
pur de subjectivation (au service tout de même d'un
dogme humaniste bourgeois). Par un don sans limite, l’œuvre-exposition
joue l’individuation contre l’individu, l’interaction
contre la personne. Le dispositif, bien connu des thérapies
normalisatrices de groupes, tire son efficacité de
ce double piège entre disponibilité et don.
Le dispositif, par son innocente transparence, vous veut du
bien. Mais tout est joué d’avance car “medium
is message” nous à prévenu Marshall McLuhan
(36). Accepter le jeu, c’est accepter la procédure
pastorale qui lie la subjectivation à l’effacement
dans la norme, l’effectuation de soi à l’exposition
aux autres, la légitimité de sa vie à
une dette absolue envers la communauté, le champ des
possibles à un marché de libre échange.
La mission de service public
De cette aventure, on pourrait écrire l’histoire
dramatique, pour les artistes, de la théâtralisation
de la logique d’exposition. Cette histoire nous montrerait
la profondeur des mises en garde adressées au minimalisme
par Michael Fried - un essai qui n’a pas encore été
étudié dans sa dimension d’essai politique
(37) - et, au tournant des années 1980, par Christian
Bonnefoi, qui en constate les développements non plus
anthropomorphiques mais anthropologiques dans l’art
contemporain. En assignant l’œuvre d’art
à une mission essentiellement pédagogique, les
artistes gérant l’héritage des dispositifs
minimalistes ont donné prise à un programme
de destruction de l’œuvre d’art, puis de
l’artiste lui-même. Depuis, le dispositif de révélation
et d’assignation s’est teinté d’une
mission politique ou sociale totalement externe à l’œuvre
ou à l’art. L’œuvre est devenue un
modèle de communication et l’artiste un médiateur.
Dans cette période postmoderne d’après
Guerre Froide, l’idéologie dominante de la démocratie
procédurale a informé la pratique des artistes
disponibles pour en faire des médiateurs. Le statut
double de l’œuvre procédurale, à
la fois moyen et fin, fait apparaître aujourd’hui
une division du travail dans la fonction pastorale entre l’artiste,
chargé de mettre en place le dispositif, et l’institution
culturelle publique, chargée d’en user pour relier
les membres de la communauté : ils sont le bâton
et le berger. En effet, l’instrumentalisation de l’œuvre
d’art au service de la communauté mène
naturellement à l’instrumentalisation de l’artiste
au service des gardiens traditionnels de l’ordre social.
L’art procédural constitue désormais une
doctrine dont l’œuvre n’est que l’effectuation
idéologique : révéler l’ordre naturel
des choses tout en créant un pacte communautaire. La
pratique de de Duve dans le cadre de Voici s’inscrit
dans cette logique : réduire en effet l’art moderne
à la simple illustration de l’exposition, devenue
texte préalable. Et c’est l’exposition
elle-même qui est désormais pensée au
canon de l’art procédural. Elle devient, elle
aussi, une invitation au dialogue dans une volonté
interactive qui fait pénétrer le visiteur dans
l’art, en lui-même et dans la communauté.
Selon la subjectivité du commissaire, selon son essai,
les œuvres doivent être disponibles. Les pièces
doivent former les fragments d’une totalité :
son dire, son don pastoral. La juxtaposition d’œuvres
radicalement hétéronomes peut jouer sur les
processus analogiques immédiats, sur la répétition
de propriétés évidentes par la mise en
série pour en faire des incarnations multiples du grand
texte. Le commissaire fait don de son dire jusque dans les
oreillettes du visiteur muni d’un audio-guide, se positionne
en lieu et place des artistes, n’hésite pas à
révéler ce qui était caché. Pas
après pas, dans cette déambulation basilicale
chargée de nous dépouiller progressivement de
notre fardeau social, le spectateur se retrouve réduit
à une alternative radicale : dissolution ou exclusion.
L’artiste est devenu un artisan qui use d’un savoir-faire,
qu’il négocie avec ceux qui l’entretiennent
et lui passent commande.
Mais faire de l’art une prestation de service à
la recherche du désir du spectateur roi, tirant sa
légitimité de la jouissance par la reconnaissance,
entraîne des bouleversements radicaux quant au statut
de l’œuvre d’art et de son autonomie par
rapport à l’institution d’exposition. Devenue
effectuation particulière d’une mission de service
public, l’œuvre est fonctionnarisée par
la commande d’institutions qui renforcent leur mission
de médiation culturelle. L’artiste, fonctionnaire
lui-aussi de l’art contemporain, réduit à
un travail d’exemplification, est enfermé matériellement
dans son lieu d’exposition, au moment même où
il enferme le spectateur dans l’expérience relationnelle.
Directement issu de l’orthodoxie républicaine
du XIXème siècle, l’artiste député
dans l’institution publique d’exposition travaille
le corps de la loi artistique pour léguer une œuvre
à la communauté. Or, le député
ne peut s’adresser à tous que parce qu’il
est mandaté par tous. Il est donc l’élu
de la communauté en son institution représentative.
Le succès devient un référendum qui vient
distinguer ceux qui acceptent la nouvelle alliance et forment
pacte de ceux qui s’en excluent. Comme l’écrit
Éric Mangion, “c’est certainement ce qu’ont
compris des artistes tels que Douglas Gordon ou Pierre Huyghe
pour qui le travail d’exposition passe par le développement
de grands dispositifs visuels et sonores particulièrement
œcuméniques et séduisants” (38).
Ainsi, d’une part, la popularité et le succès
suffisent à distinguer le bon art du mauvais, et, d’autre
part, la responsabilité de l’artiste envers le
pacte enferme sa création dans l’espace public.
Il est désormais totalement anéanti par la tension
entre les conventions et le public.
Conclusion
Nous pouvons tenter de résumer en une phrase les conséquences
de ce tournant pastoral de l’art contemporain : c’est
aujourd’hui à l’exposition comme méta-œuvre
de présenter des œuvres qui se pensent elles-mêmes
comme médiatrices et chargées par le méta-discours
de médiation de l’institution, de présenter
à l’homme sa supposée nature déjà-là,
et de lui révéler le code préexistant
qui fonderait toute relation sociale. Une exposition et un
lieu incarnent absolument ce projet, Voici et le Palais de
Tokyo. Voici s’est chargée de restaurer un pacte
avec l’art moderne et contemporain, au prix d’un
sérieux renversement qui a préparé le
terrain au Palais de Tokyo. Ce dernier présente tous
les atours de l’esthétique et de l’idéologie
pastorales : on s’y confesse, on y communie et on y
joue à compléter la crèche apologétique
de la communauté restaurée, comme Marie-Antoinette
et ses dames de compagnie jouaient aux bergères versaillaises,
le tout sous le regard des vitraux réalisés
par Beat Streuli, qui présentent les visages de la
communauté humaine. Pourquoi refuser un si beau et
si œcuménique tableau pastoral ? L’irruption
d’une philosophie procédurale dans le champ de
l’art a permis de mettre en place le dispositif pastoral
au service de la restauration d’une idéologie
naturaliste humaniste et universalisante, profondément
réactionnaire, que l’on croyait oubliée
depuis la révolution industrielle et l’émergence
des théories critiques modernes qui ont rendu obsolète
tout espoir de fusion de la communauté dans la figure
de l’Homme comme absolu, en lequel chaque individu doit
se reconnaître et dans lequel toute la société
doit se réduire. Une série d’appareillages
s’orchestre aujourd’hui pour empêcher toute
position critique, tout espace personnel, toute possibilité
de métamorphose de soi, par l’œuvre et dans
l’œuvre. Aussi faudrait-il que, d’emblée
et pour revenir à notre point de départ qui
est aussi celui de ces appareillages théâtraux
puis pastoraux, la relation de l’œuvre au spectateur
soit “destituée de son statut d’évidence
et de sa priorité” (39), parce qu’elle
favorise les processus de reconnaissance et d’identification
qui garantissent la maintenance et le prosélytisme
de l’idéologie. Soit le plus grand enfermement
possible quand l’œuvre par définition ouvre.
Il serait temps selon nous de penser cette réelle positivité
qu’est l’œuvre. En cela, nous ne pouvons
qu’acquiescer à la proposition de Jean Lauxerois
d’appeler à une “politique de l’œuvre”
(40), revendication à laquelle nous sommes tentés
d’ajouter, pour conclure provisoirement, “contre
l’idéologie de l’exposition” en tant
que celle-ci est, aujourd’hui, le champ d’application
procédural des pratiques de l’art contemporain
pastoral.
Amar Lakel et Tristan Trémeau, 2002.
1.Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon,
Les Presses du Réel, 1998.
2. Me voici, Vous voici, Nous voici, sont les trois chapitres
de l’exposition et du catalogue Voici, 100 ans d’art
contemporain, Palais des beaux-arts de Bruxelles, 23 novembre
2000 - 28 janvier 2001, éd. Ludion/Flammarion. Cf.
Tristan Trémeau, “Voici, ou l’exposition
comme symptôme idéologique”, Artpress,
n°266, mars 2001, p.88.
3. La défense du modernisme en opposition au minimalisme
affaiblit en partie le propos de Fried, d’autant qu’il
établit sa pensée sur l’idée d’un
spectateur universel, à l’instar de ceux qu’il
critique. Sur ce point, voir l’analyse très éclairante
de Catherine Perret, “Faire un tableau comme on enroule
une bobine de film-cinéma”, Ligeia-Dossiers sur
l’art, “Abstractions”, n°37-40, octobre
2001-juin 2002, pp.40-46. C’est sans doute parce que
Fried rencontre dans le minimalisme des grandes proximités
en même temps que de très grandes différences
d’avec le modernisme qu’il défend, que
son analyse critique laisse apparaître les possibles
écueils idéologiques de la “théâtralité
littéraliste” de la façon la plus vive
et limpide.
4. Michael Fried, “Art and Objecthood”, Artforum,
été 1967, traduit par Claire Brunet et Catherine
Ferbos, in Art Studio, Paris, n°6, automne 1987, pp.7-27.
Toutes les citations de Fried proviennent de cet essai.
5. Robert Morris évoque, pour ses œuvres, un “mode
d’appréhension public et impersonnel” (cité
par Michel Fried, op. cit.). Dès l’apparition
du minimalisme, Daniel Buren a signalé la part de “naïveté”
de cette approche parce qu’elle ne prend pas en compte
les contextes muséaux ou marchands dans lesquels ont
lieu ces “rencontres phénoménologiques”
: le white cube qui, lui aussi, propose tous les attributs
mythiques de la simplicité et de la pureté,
n’est pas un socle phénoménologique indifférent.
Cf. Daniel Buren, Les Écrits (1965-1990), textes réunis
et présentés par Jean-Marc Poinsot, Capc, Bordeaux,
1991.
6. Robert Morris, I Box, 1992, contre-plaqué peint,
métal, photographie, 48 x 32 x 3,5 cm, coll. Leo Castelli
Gallery, New York.
7. “Greenberg, affirme de Duve, n’a pas suivi
très loin le fil éthique de sa réflexion
esthétique. Il aurait été mieux avisé
de parler de facialité, ou même de visagéité,
plutôt que de planéité, car c’est
bien du face-à-face avec l’autre qu’il
s’agit dans la meilleur peinture abstraite” (Thierry
de Duve, Voici, op.cit., p.195).
8. Il s’agit de Viewer, 1996, installation vidéo
à cinq canaux, courtesy Donald Young Gallery, Chicago.
Cf. Thierry de Duve, Voici, op. cit., pp.200-201.
9. Certains de ces artistes déconstructeurs, comme
Dan Graham, ont revendiqué ce glissement vers le dispositif
pédagogique : “Mon travail demeure pédagogique,
mais c’est en même temps un spectacle. Autrement
dit, Children’s Day Care, CD-Rom, Cartoon and Computer
Screen Library Project, 1998-2000, et Girl’s Make-up
Room, 1998-2000, vont très bien dans un secteur de
musée qui bénéficie le plus de soutien
financier, et qui est habituellement le plus banal, le département
éducation” (Entretien avec Benjamin Buchloh,
Dan Graham. Œuvres 1965-2000, Musée d’Art
Moderne de la Ville de Paris, 2001). À propos de ce
renversement pédagogique, voir Tristan Trémeau,
“L’artiste médiateur”, Artpress,
numéro spécial, n°22, “Écosystèmes
du monde de l’art”, 2001, pp.53-57.
10. Christian Bonnefoi, “La stratégie du tableau”,
conférence donnée à la Biennale de Paris
de 1980, d’abord publiée dans Rapports et Documents
n°3, 1980, et reprise dans Christian Bonnefoi, Écrits
sur l’art (1974-1981), Bruxelles, La Part de l’Œil,
coll. “Diptyque”, 1997, pp.219-225.
11. Ibid.
12. Christian Bonnefoi, “Louis Kahn et le minimalisme”,
in Architectures - Arts Plastiques, Paris, CORDA, 1979, repris
dans Christian Bonnefoi, Écrits sur l’art, op.
cit., pp.126-157.
13. Nicolas Bourriaud, “Coprésence et disponibilité
: L’héritage théorique de Felix Gonzalez-Torres”,
in Esthétique relationnelle, op. cit., p.61.
14. Dans ce que nous allons décrire, tout se passe
comme si avait été prise pour positive et naturelle
- nouveau palier du renversement - ce qui était déconstruit
de façon critique et savoureusement ironique par Louis
Althusser en 1970 : “Pour vous comme pour moi, la catégorie
de sujet est une “évidence” première
(les évidences sont toujours premières) : il
est clair que vous et moi sommes des sujets (libres, moraux,
etc). Comme toutes les évidences, y compris celles
qui font qu’un mot “désigne une chose”
ou “possède une signification” (donc y
compris les évidences de la “transparence”
du langage), cette “évidence” que vous
et moi sommes des sujets - et que ça ne fait pas problème
- est un effet idéologique, l’effet idéologique
élémentaire. C’est en effet le propre
de l’idéologie que d’imposer (sans en avoir
l’air, puisque ce sont des “évidences”)
les évidences comme évidences, que nous ne pouvons
pas ne pas reconnaître, et devant lesquelles nous avons
l’inévitable et naturelle réaction de
nous exclamer (à haute voix ou dans le “silence
de la conscience”) : “C’est évident
! C’est bien ça ! C’est bien vrai !”
(Louis Althusser, “Idéologie et Appareils Idéologiques
d’État”, La Pensée, n°151, Paris,
juin 1970).
15. Dominique Janicaud, Le tournant théologique de
la phénoménologie française, Combas,
éd. de l’Éclat, coll. “tiré
à part”, 2001 (1990).
16. Ibid., p.16.
17. Léa Gauthier, “Communauté de visages”,
Mouvement, n°16, avril-juin 2002, pp.42-43. Cet article
porte sur la dernière installation de Gary Hill, Accordions
(The Belsunce recordings, july 2001), créée
à la Compagnie de Marseille (1er-30 mars 2002) et réactualisée
au Plateau, à Paris dans le cadre de l’exposition
Maquis (19 septembre-24 novembre 2002).
18. Thomas Crow, “Une vie plus simple : Essai sur la
pastorale dans l’art d’aujourd’hui”,
in catalogue de la Biennale de Lyon, L’Amour de l’Art,
1991, repris dans Modern Art in the Common Culture, Yale University
Press, New Haven & Londres, 1996, pp.173-211. Nous sommes
profondément redevables à Mick Finch qui nous
a indiqué cet essai et pour ses intuitions quant à
la logique pastorale qui a présidé à
la création du Palais de Tokyo.
19. Julian Stallabrass, High Art Lite, British Art in the
1990s, Londres & New York, Verso, 1999. Voir notamment
“The urban pastoral”, pp.237-245.
20. “C’est un travail à propos de choses
très, très simples qui peuvent être vraiment
dures. Les gens peuvent se sentir seuls, les gens peuvent
avoir peur, les gens peuvent tomber amoureux, les gens meurent,
les gens baisent. Ces choses arrivent et tout le monde le
sait mais elles ne sont pas exprimées pleinement. Tout
était recouvert d’une sorte de politesse, continuellement,
et particulièrement dans l’art parce que l’art
s’adressait aux classes privilégiées”
(Tracey Emin, citée par Stuart Morgan, “The Story
of I”, Frieze, Londres, n°34, 1997, p.60).
21. “Les techniques de soi” et “La technologie
politique de soi” de 1982, “Usage des plaisirs
et techniques de soi” de 1983. Ces écrits sont
réunis dans Michel Foucault, Dits et Écrits
II, 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. “Quarto”,
2001.
22. Gérard Wacjman, “L’œuvre claire”,
dans L’Anti-Monument. Les Mots de Paris, Paris musées
/ Actes Sud, 2002, p.50.
23. Le cadeau est d’ailleurs le titre d’un dispositif
élaboré par Jochen Gerz pour Le Fresnoy Studio
National des Arts Contemporains à Tourcoing. Pour une
critique éclairante du protocole de réalisation
et de don, ainsi que du dispositif d’exposition de Gerz,
lire l’article de Cédric Loire, “Assez
panser, enfin penser”, Ddo, Roubaix, n°41, septembre-octobre-novembre
2000.
24. Sylvie Blocher, Living Pictures/For ever, 2000, installation
vidéo, 17’, tournée avec les habitants
de Bruxelles, coll. de l’artiste.
25. Thierry de Duve, Voici, op. cit., p.284.
26. Ibid., p.253.
27. Paul Virilio, en 4ème de couverture de L’Anti-Monument.
Les Mots de Paris, op. cit.
28. Nicolas Bourriaud, op. cit., p. 49.
29. Ibid., pp.15-16.
30. Technologies de l’Information et de la Communication.
31. Lucien Sfez, Critique de la communication, Paris, Seuil,
Coll. “Point Essais”, 1992 (seconde édition).
32. Soit ce que décrit précisément Jean-Charles
Masséra à propos des projections d’images
diapositives de Beat Streuli, qui “proposent une représentation
de l’homme de la rue (homme ordinaire). Projection d’une
manière d’être à venir, sans message”
(Jean-Charles Masséra, “Beat Streuli, manières
d’être”, Artpress , N°197, décembre
1994, p.48).
33. Se reporter à Individu et justice sociale, autour
de John Rawls, Paris, Seuil, Coll. “Point Politique”,
1988 et, concernant les antécédents américains
du débat, cf André Berten, Pablo Da Silveira
et Hervé Pourtois, Libéraux et Communautariens,
Paris, P.U.F., Coll. “Philosophie Morale”, 1997.
Voir aussi Michel Foucault, Dits et Écrits II, op.cit.
34. Tout ce que nous exposons ici est précisément
la somme des postulats de Nicolas Bourriaud : “L’art,
parce qu’il est fait de l’étoffe même
dont sont faits les échanges sociaux, occupe dans la
production collective une place singulière. Une œuvre
d’art possède une qualité qui la distingue
des autres produits des activités humaines : cette
qualité, c’est sa (relative) transparence sociale.
Si elle est réussie, une œuvre d’art vise
toujours au-delà de sa simple présence dans
l’espace ; elle s’ouvre au dialogue, à
la discussion, à cette forme de négociation
interhumaine que Marcel Duchamp appelle “le coefficient
d’art” - et qui est un processus temporel, se
jouant ici et maintenant. Cette négociation s’effectue
dans une “transparence” qui la caractérise
en tant que produit du travail humain : en effet l’œuvre
montre (ou suggère) à la fois son processus
de fabrication et de production, sa position dans le jeu des
échanges, la place - ou la fonction - qu’elle
assigne au spectateur, et enfin le comportement créateur
de l’artiste” (Nicolas Bourriaud, op. cit., p.43).
Il y aurait beaucoup à “redire” de l’usage
des références que l’auteur convoque (de
la paraphrase liminaire de Maurice Merleau-Ponty à
la citation de Marcel Duchamp), contentons-nous ici de signaler
que ces postulats rencontrent l’idéologie communicationnelle.
Par ailleurs, nous verrons que la dernière assertion
sur le comportement de l’artiste est particulièrement
éloquente quant à ce qu’il advient de
son rôle.
35. Nicolas Bourriaud, op. cit., p.59.
36. Marshall McLuhan, Understanding Media, Mentor Books, 1964
.
37. À notre connaissance, seul Mick Finch a proposé,
dans une communication, une analyse précise des issues
politiques de l’essai de Fried, confrontées à
la critique du Spectacle par Guy Debord : “Theatre/Spectacle - Absorption/Lived Time”,
colloque Painting and Time, Hull School of Art and Design,
Grande-Bretagne, avril 1998.
38. Éric Mangion, “L’effet bande-annonce”,
Artpress, numéro spécial, n°22, op. cit.,
p.36.
39. Christian Bonnefoi, “La stratégie du tableau”,
op. cit.
40. Jean Lauxerois, “Petit manifeste pour une politique
de l’œuvre”, interview par Catherine Millet,
Artpress, n°252, décembre 1999, pp.40-44.
Amar Lakel et Tristan Trémeau, 2002.
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