Un des grands
sujets de la peinture a semble-t-il toujours été de parvenir
à proposer au regard une unité du visible, sans doute parce
que celui-ci ne se laisse pas saisir d'un coup et se rétracte
autant qu'il se donne. La série N17 (1993-94) de Mick Finch
soulignait, par ses tentatives de synthèse de données visuelles
éparses et contradictoires, ce désir en butte à l'impossibilité
d'une globalisation. Impossibilité du fait de déplacements (voyages
répétés en train de Senlis à Paris) qui émiettent la vision,
la nimbent d'un flou artistique - pittoresque, malgré l'absence
de cette qualité dans la zone péri-urbaine concernée -, et repoussent
sans cesse les limites d'un lieu. Soit le voyage comme mise
à l'épreuve de l'espace par le temps et le déplacement panoramique,
comme mise à l'épreuve, aussi, de l'unité tant désirée. Par
ce sujet, Mick Finch s'inscrit volontairement dans une tradition,
celle du paysage, dont nous savons qu'elle est, si ce n'est
typiquement, en tout cas fortement ancrée dans l'art et le domaine
visuel anglais (Reynolds, Constable, Turner, Henry Moore, Richard
Long). Nous touchons là à une des "raisons" du travail de peintre
de Finch, une mise en abîme critique de la tradition (peindre
est un métier qu'il a appris et enseigne), ainsi que de certains
supposés et critères esthétiques, théoriques et idéologiques
qui fondent et anticipent nos modes de pensée et d'appréhension
du réel, de sa présentation et de sa représentation.
La dernière série de tableaux de
Finch, intitulée Closer Than You Think, se propose au premier
abord comme une curieuse articulation d'éléments iconographiques
somme toute assez pop (pochoirs ou morceaux de contours de la
tête de Mickey Mouse), de motifs virant à l'abstraction (le
camouflage) ou de flots de peinture maculant la surface en évoquant
un brouillage de l'image. En fonction des stratégies mises en
œuvre pour chaque tableau et du plus ou moins grand tressage
des éléments en présence, soit la figure du pochoir se noie
dans le maillage coloré du plan, soit le camouflage joue un
rôle de repoussoir informe en révélant la présence de la souris.
"Plus Près Que Vous Ne Le Croyiez" (Closer Than You Think),
ce titre instille un sentiment à la fois de proximité magique,
invue et insoupçonnée chez le regardeur - un motif à déloger
des yeux, si peu noble que l'on a du mal à l'imaginer présent,
noyé dans une surface treillée a priori abstraite - et de crainte
(de quel type de proximité est-il question ? Nous veut-on du
bien ?). Tout se passe comme s'il fallait conjurer un péril
en évitant l'insistance d'un motif si familier et connoté. L'on
devine que la présence du toon n'a rien d'une boutade, d'un
simple emprunt sentimental et kitsch, que notre reconnaissance
aisée et rapide de la bébête de Disney n'a rien de fortuit et
qu'elle demande à être analysée. Il s'agirait ainsi d'une critique
sur le mode allégorique et, pour partie, ironique, de nos modes
et accoutumances de perception.
Cette hypothèse demande à être vérifiée
en prenant appui sur ce qui fait contexte idéologique, aujourd'hui,
en raison d'un discours quasi commun sur l'art. Si, pour l'écrivain
Louis Calaferte, "l'art contemporain a pour suprême désinvolture
de se séparer", alors il faut bien admettre qu'apparemment ce
temps est révolu. L'art contemporain qui nous est donné à apprécier
aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec cet art contemporain
- art de la séparation et du sublime détachement, du néo-plasticisme
à l'expressionnisme abstrait - qui semblait réjouir Calaferte.
À entendre les discours majoritairement présents et diffusés,
l'art n'aurait plus qu'à établir des stratégies d'approche et
de mises en relation avec le public dans le but de restaurer
un lien et un pacte perdus. Il n'est pas besoin ici d'évoquer
l'idéologie interactive et communicationnelle, même si, comme
nous le devinons, elle se trouve en point de mire de la peinture
hautement critique de Mick Finch. La série Closer Than You Think
est avant tout une critique du minimalisme et de ce qui, dans
le minimalisme, peut apparaître comme un premier pas vers la
rhétorique relationnelle.
En fait, il s'agit avant tout d'un
soupçon vis-à-vis de la Gestalttheorie, prônée comme méthode
de travail par Robert Morris. Qu'est-ce à dire ? Que l'œuvre
doit se donner dans une complétude indivisible, inarticulée
; présence au monde sur un socle phénoménologique assurant un
mode de perception public et impersonnel. Tout un chacun mis
en relation avec un objet réalisé selon les principes psychologiques
de la Gestalt - identification immédiate de la forme présentée
ou du tout selon une de ses parties visibles - se trouve confronté
à une somme d'implicites. Cette méthode d'approche du regardeur
procède par induction de virtualités contenues dans l'œuvre
qu'il ne reste plus qu'à nommer. En chargeant un peu le tableau,
on peut avancer qu'une telle pratique n'a de cesse que de réaliser
un programme idéologique, en même temps qu'esthétique, de réhabilitation
des notions d'identification et de reconnaissance. Là est d'ailleurs
la grande force de la Gestalt qui, selon Morris, est une "forme
constante, connue", qui n'appelle pas à contestation interprétative.
La Gestalt est impérieuse puisqu'elle empêche tout écart d'entendement.
Un jour, Mick Finch découvrit dans
le hall de la Waterloo Station de Londres, au débouché des lignes
de l'Eurostar, une publicité représentant en gros plan la prunelle
- expressive comme toute prunelle - de Mickey Mouse. L'identification
fut immédiate malgré la seule présence d'un détail du toon.
Ce procédé, très répandu et efficace dans la publicité (un fragment
des arabesques des lettres composant le sigle Coca Cola, les
cercles concentriques de Lucky Strike, un pétale de rose du
parti socialiste...), est somme toute issu de la Gestalttheorie.
Il en va donc d'un pouvoir certain de telles pratiques sur nos
modes de perception, assujettis que nous sommes à des signes,
à des images symboliques et culturelles structurant notre imaginaire
et notre rapport au réel. Walt Disney joue d'ailleurs sans vergogne
de ces procédés malins en soulignant d'un slogan son appétit
de faire accroire en une totalité impersonnelle des désirs:
"The Magic Is Closer Than You Think" (entendez: Eurodisney c'est
à deux pas par l'Eurostar) était-il écrit aux côtés de la prunelle
- Gestalt.
En s'appropriant ce motif de Mickey,
Finch a réalisé depuis deux ans un ensemble de tableaux mettant
en abîme à la fois la dimension iconique du toon et, plus encore,
la théorie de l'unité formelle et visuelle selon Robert Morris.
D'une certaine manière, Finch pointe du doigt l'endroit même
où le bât blesse dans le minimalisme : le désir de mise en relation
publique et impersonnelle passe par l'emploi d'une méthode totalitaire
puisque totalisante (identification du tout par une de ses parties
hautement significative) et par l'usage de signes de reconnaissance
(préexistence virtuelle d'une relation possible). Certes, Morris
n'est pas Walt Disney et ses colonnes à dimension humaine n'ont
rien de Mickey, mais une même intention critiquable y est à
l'œuvre. Critiquable, puisqu'elle instaure l'idée d'un commerce
indifférencié des signes, des objets et des images, ce commerce
étant de surcroît subordonné à une structure visuelle globalisante
qui consacre nos façons habituelles de voir.
La peinture actuelle de Mick Finch
est donc une réplique critique au minimalisme, non du point
de vue d'une esthétique particulière (un chaleureux expressionnisme
qui s'opposerait à la supposée froideur stylistique du minimalisme),
mais politique et anti-idéologique. Cependant, la procédure
même de ses tableaux rend également compte de cette démarche.
Elle induit l'idée une multiplicité agissant au sein du plan,
en usant de méthodes de camouflage et de brouillage, comme une
allégorie guerrière d'un conflit de données contradictoires
et hétérogènes. S'il peut être question ici d'allégorie, cette
notion n'a plus le caractère de vanité présent dans l'allégorisme
du pop art warholien (les effigies meurent aussi) ou de l'entropie
smithsonienne (métaphore de la faillite du système). Les tableaux
allégoriques de Finch le sont au titre d'une critique dans l'abîme
du plan des procédés et de la croyance en l'unité indivisible
et impersonnelle des signes et des regards.
Comme d'autres artistes depuis le
pop art, Mick Finch ne peut se résoudre à se lover dans un rassurant
discours "peinture-peinture" prônant un sublime retrait. Sa
peinture est peinture et critique de la peinture et critique
de l'histoire de la peinture et critique du discours sur la
peinture, étant entendu que ces critiques n'ont de sens aussi
qu'à envisager, au-delà de la spécificité du médium, l'ensemble
des discours esthétiques, théoriques et idéologiques sur l'art.
L'enjeu est grand, puisqu'il s'agit rien moins que d'être lucide.
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